L’engagement laïque des centres sociaux Histoire d’une sécularisation : 1896-1922

 

Il y a plus d’un siècle maintenant, les centres sociaux ont fait le choix de la laïcité pour réaliser leur projet de « reconstitution » de la société.

Face aux divisions et injustices sociales

Les initiatrices des centres sociaux perçoivent, en effet, la société française de la fin du XIXe et du début du XXe siècles comme particulièrement fractionnée et injuste. Elles constatent que les populations ouvrières vivent dans des conditions économiques, sociales, culturelles et urbaines déshumanisantes, phénomènes dont l’ampleur n’a d’égale que l’aisance, voire l’enrichissement démesuré des élites bourgeoises. À leurs yeux, la société tend à se diviser en classes sociales qui se méprisent mutuellement et qui tendent de plus en plus à entrer en lutte entre elles. Il est temps, estiment-elles, d’y remédier.

Cette conscience de l’existence d’une grave question sociale est accentuée par la conjoncture politique qu’elles vivent et qui oppose frontalement les tenants d’un républicanisme sourcilleux et ceux d’un catholicisme conservateur crispé dans leur défense religieuse. L’affaire Dreyfus, la montée des revendications syndicales et d’un parti politique socialiste, l’accentuation de la laïcisation de l’école, la loi de 1901 sur la liberté associative qui restreint celle des congrégations, accentuent encore davantage les tensions et les craintes d’une dislocation sociale.

En même temps, elles jugent que les systèmes traditionnels de solidarité fondés sur la charité chrétienne et la bienfaisance publique contribuent désormais à la division sociale, les ouvriers les ressentant de plus en plus comme portant atteinte à leur dignité, estimant qu’ils devraient pouvoir vivre décemment de leur salaire. La réponse à donner relève moins d’une charité redistributive que dans la pratique d’une justice sociale effective.

Il faut créer des Maisons sociales

Il s’agit donc d’adopter une orientation nouvelle qui soit ni confessionnelle, ni paternaliste et qui pourrait se concrétiser par la création de résidences laïques dans les quartiers populaires .

Le projet est la suivante : que des personnes des classes aisées et instruites viennent résider, en permanence, dans les quartiers populaires et se mettent durablement à la disposition des populations voisines. Leur habitation sera ouverte à tous, dans le respect de la liberté de chacun, de leurs convictions religieuses et politiques. Ainsi des personnes de conditions sociales distinctes apprendront à mieux se connaître, à se respecter, voire à fraterniser et, de ce fait, elles pourront, en coopération, entreprendre des actions susceptibles de répondre aux difficultés vécues.

C’est cette nouvelle posture et ce mode de coopération qui sont initiés en 1896 par Marie Gahéry (1855-1932) puis par Mercédès Le Fer de la Motte (1862-1933) par la création et la sauvegarde de l’Œuvre sociale de Popincourt dans le 11e arrondissement de Paris, l’un des quartiers les plus déshérités de la capitale. Peu de temps après, ce sont les six « Maisons sociales », créées et animées par Mercédès Le Fer de la Motte, qui consolideront le projet de transformation des rapports sociaux, qui obtiendront de larges adhésions dans leurs quartiers d’implantation et de réels engagements venant de la « bonne société ».

Une sécularisation progressive

Pourtant le principe de laïcité, l’un des facteurs de la réussite de ces premiers centres sociaux, n’a pas été mis en œuvre facilement. Il est à la fois le produit d’une volonté mais aussi de circonstances.

Lorsque Mercédès Le Fer de la Motte vient en aide à Marie Gahéry, puis reprend la direction de l’Œuvre sociale de Popincourt début 1899, elle est encore Mère supérieure de la petite communauté oratorienne Saint-Philippe de Néri qu’elle a établie à Paris en 1896 avec le soutien de la baronne Inès Piérard (1858-1919). Pour animer l’Œuvre, elle y installe, comme résidentes, deux femmes laïques (une veuve de ses amies et une jeune postulante de sa communauté qui n’a pas encore pris le voile) et y détache, les jeudis et dimanches, deux religieuses qui, ces jours-là, revêtent un habit laïque. L’Œuvre étant ouverte à toutes les religions, pour les parents qui le souhaitent, leurs enfants peuvent recevoir un enseignement religieux et se préparer à leur communion. Le religieux est donc présent à l’« Œuvre laïque » de Popincourt, mais il est soumis au libre choix des personnes.

1903 est l’année de consolidation de l’option laïque dans les centres sociaux. Deux circonstances y contribuent : la sécularisation de la communauté oratorienne de Paris et l’accord avec la Ligue de la Patrie française.

Dans le contexte des lois anticongrégationnistes du gouvernement Combes, les Supérieurs ecclésiastiques de l’Oratoire décident la dissolution de la maison de Paris. Rendus à l’état laïc, Mercédès Le Fer de la Motte et la quinzaine de religieuses sous son autorité sont dégagées de leurs vœux. Elles peuvent alors se consacrer plus facilement à une action sociale sécularisée et devenir les résidentes des Maisons sociales en création.

Fin 1902, le Comité des Dames de la Ligue de la Patrie française, organisation politique nationaliste, républicaine et antidreyfusarde désire ouvrir des permanences dans les quartiers populaires de Paris pour venir en aide aux mères de famille. Il prend contact avec Mercédès Le Fer de la Motte pour obtenir des collaboratrices. Il en ressort un accord de coopération qui se concrétise début 1903 par la création de l’association La Maison sociale, sur la base d’un double engagement. Dans les Maisons sociales qui seront créées, la Ligue n’y fera pas de politique et Mercédès le Fer de la Motte et ses ex-religieuses n’y feront pas de prosélytisme religieux. Ainsi se consolide la « neutralité » des Maisons sociales et, de fait, chacune des deux parties tiendra ses engagements. Un exemple non anodin le confirme : à l’Œuvre sociale de Popincourt, devenue Maison sociale, le crucifix, qui était en bonne place dans la salle d’accueil, est déposé.

L’engagement total des résidentes

Le succès des Maisons sociales dans les quartiers populaires de Paris doit beaucoup aux « résidentes » qui mettent en œuvre le projet de reconstitution sociale qui les fonde. La plupart d’entre elles, une douzaine, viennent de la communauté oratorienne laïcisée et elles sont rejointes par d’autres jeunes femmes qui partagent le projet social de l’association, comme, Marie-Jeanne Bassot (1878-1935) ou Mathilde Girault (1883-1974). Leur engagement est total : elles quittent leur couvent ou leur maison familiale pour habiter dans les Maisons sociales nouvellement créées. Leur accueil permanent de tous, sans préjuger des réponses à apporter aux sollicitations de leur voisinage, le respect de la dignité de chacun, permettent la création de relations de confiance et de coopération. Un tel respect d’autrui et de ses différences, une telle disponibilité ne peuvent cependant être soutenus dans le temps par les résidentes que parce qu’elles sont habitées par une intense foi chrétienne, emprunte de spiritualité oratorienne et entretenue chez elles par Mercédès Le Fer de la Motte. Elles espèrent que leurs manières d’être et d’agir témoigneront de l’amour pour tous d’un Dieu incarné et de la possibilité d’un vivre ensemble entre frères. Leur respect de la liberté de conscience de chacun les écarte du prosélytisme religieux : elles ne parlent éventuellement du Christ que si on le leur demande. De la sorte, le principe de laïcité est non seulement respecté, mais plus encore, activé.

Il convient de s’aviser que, dans ces années de début du XXe siècle, cet engagement dans les quartiers populaires de chrétiennes laïques, résolues à agir pour davantage de fraternité et de justice, est de l’ordre de l’exceptionnel au point de heurter les mentalités et les institutions établies. Les Maisons sociales sont d’initiative privée et non pas ecclésiale. Bien qu’insérées localement, elles ne se placent pas sous l’autorité du curé de la paroisse. Chez elles, il n’y a pas d’aumônier ni de patronage catholique. On n’y fait pas la charité à des pauvres mais au contraire, on sollicite les contributions des voisins et voisines, quelle que soit leur situation sociale et familiale. Elles prennent donc le risque de contrevenir aux instructions du pape Pie X qui condamne en 1903 toute indépendance des œuvres catholiques à l’égard des autorités ecclésiastiques et, en 1905, le principe de neutralité dans les œuvres dirigées par des catholiques.

Le rejet conservateur des Maisons sociales

Le positionnement adopté par La Maison sociale lui vaut des appuis certains, moraux et financiers et suscite l’engagement de jeunes femmes de la « bonne société » en tant que résidentes ou, plus souvent, en tant qu’auxiliaires bénévoles. Mais, dans le même temps, ce positionnement tranché interroge, voire inquiète tous ceux qui restent attachés aux manières de penser, de croire et de faire établies. Certains y voient même une des expressions d’un « modernisme social » catholique en développement et qu’il faut combattre.

C’est ainsi qu’à partir de l’été 1907, La Maison sociale, et particulièrement Mercédès Le Fer de la Motte, deviennent l’objet de mises en cause, à teneur calomnieuse, de la part de la famille d’une des nouvelles résidentes, Marie-Jeanne Bassot. Le général Bassot (1841-1917), sa femme et l’un de ses fils, déterminés à faire renoncer leur fille et sœur à son engagement, mobilisent leurs relations et deux autres familles de résidentes, suscitent une enquête canonique auprès des autorités religieuses françaises et romaines, et portent plainte auprès des tribunaux pour reconstitution illégale de congrégation. Ils vont même plus loin. Persuadés de leur légitimité parentale, ils font enlever leur fille pour l’enfermer dans un hôpital psychiatrique Suisse, estimant qu’elle n’était plus maître d’elle-même. Ayant convaincu les médecins du contraire, Marie-Jeanne Bassot, malgré l’attachement profond qu’elle porte à ses parents, leur intente un procès pour séquestration et atteinte à sa liberté. Au cours des audiences, la question centrale devient celle de l’influence spirituelle de Mercédès Le Fer de la Motte, jugée par la défense comme excessivement mystique et autoritaire. Marie-Jeanne Bassot et ses témoins insistent au contraire sur le respect qu’avait la directrice de La Maison sociale de la liberté de conscience et d’action de ses résidentes. Marie-Jeanne Bassot gagne son procès mais La Maison sociale y perd son honorabilité et ses soutiens financiers, la bonne société hésitant à soutenir des idées et des formes d’action générant tant de controverses. Le 19 octobre 1909, l’Association annonce sa dissolution et la fermeture de tous ses établissements.

Le second souffle des centres sociaux

L’histoire des centres sociaux et celle de leur sécularisation auraient pu s’arrêter là, au terme de cette décennie, si agitée par les repositionnements des relations entre l’Église, l’État et la société civile. Ce ne fut pas le cas. Plusieurs anciennes résidentes recréèrent de nouvelles Maisons sociales avec de très petits moyens, ayant perdu les appuis que pouvaient apporter une association centrale et la gouvernance de Mercédès Le Fer de la Motte. Ayant repris les principes de La Maison sociale, notamment celui de la laïcité, elles ont progressivement reconstruit leur légitimité dans les quartiers populaires et auprès d’une bourgeoisie intellectuelle et sociale. Parmi celles-ci, Marie-Jeanne Bassot acquiert une stature éminente. La Résidence sociale qu’elle établit avec Mathilde Girault début 1910 à Levallois Perret devient progressivement le nouveau pôle structurant du mode d’action sociale porté par les centres sociaux.

En 1922, Marie-Jeanne Bassot est ainsi en mesure de générer une Fédération des centres sociaux de France qui groupe, non seulement les centres issus des Maisons sociales, mais aussi d’autres œuvres sociales, nées indépendamment de cet héritage, mais partageant les mêmes orientations. Ils porteront désormais ensemble, de plus en plus nombreux, pour de nombreuses décennies, dans le respect de la liberté des consciences, l’ambition de promotion humaine et de cohésion sociale, contenue dans la définition adoptée en commun et ainsi formulée : « Sont considérées comme centres sociaux les organisations qui disposent de locaux ouverts d’une façon permanente et destinés à accueillir les familles du voisinage, sans distinction de convictions politiques ou religieuses, ni de situation sociale ». et qui « poursuivent, dans un esprit d’union nationale, un but éducatif et récréatif et tendent au mieux être physique, moral et social de ceux qui les fréquentent…. ». De la sorte, les centres sociaux, maintenant organisés en réseau, acquièrent la capacité de faire vivre la laïcité dans l’action sociale, à l’échelle de la France entière.

Jacques Eloy

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